1 Méditons un accident ferroviaire
Le scénario ci-après est inspiré de faits réels survenus dans l’après-midi du samedi 3 août 1985. Le chef de gare d’Assier, petite bourgade du Quercy, située entre Brive-la-Gaillarde et Rodez, prépare le croisement que les prochains trains vont devoir effectuer dans sa gare. En effet, la ligne est à voie unique sur ce tronçon long de 90 kilomètres.
Pour le chef de gare, effectuer le croisement de deux trains signifie bloquer en gare le premier jusqu’à l’arrivée du second. Une fois le croisement réalisé, grâce à deux voies parallèles ponctuelles limitées au périmètre de la gare, il doit faire repartir les trains, chacun de leur côté, sur la voie unique.
La figure 1.1 situe le positionnement respectif des gares impliquées sur le tronçon ferroviaire.
Le croisement se prépare aussi par des conversations téléphoniques avec les gares voisines. Avant d’envoyer un train, il faut s’assurer qu’il n’y en a pas déjà un d’engagé sur la voie unique. Les appels entre gares doivent être effectués selon des procédures strictes. Mais, avec le temps, sont nées des habitudes qui s’éloignent des procédures et qui vont créer les conditions de l’accident.
Le chef de gare d’Assier peut être considéré comme expérimenté, mais il est nouveau sur cette ligne, car il assure un intérim d’été. Il est arrivé le matin même pour remplacer le titulaire parti en congé.
Le tableau de succession des trains est reproduit en figure 1.2.
Le premier train devant arriver à Assier est l’autorail local 7924, qui remonte vers le nord jusqu’à la gare suivante de Gramat. Le train d’après est le rapide Corail, qui vient de Paris et qui se dirige vers Rodez au sud. Enfin, il y a l’autorail 7921, qui descend aussi de Gramat vers le sud jusqu’à la gare voisine de Figeac.
À 15 h 32, le chef de gare de Gramat annonce à Assier qu’il lui enverra prochainement le « Parisien ». C’est l’appellation locale familière aux habitués. Certains chefs de gare trouvent en effet ridicule d’utiliser le numéro officiel du train comme la procédure « administrative » le leur demande.
Ce jour-là, le « Parisien » est très en retard, mais Gramat n’a pas le temps de le dire à Assier qui a déjà raccroché. Le chef de gare d’Assier doit inscrire l’annonce conditionnelle sur son registre en indiquant le numéro du train. En temps normal, il le connaît par cœur, étant donné le faible nombre de trains qui passent chaque jour dans sa gare. Néanmoins, un intérimaire est obligé de consulter le tableau mural de succession des trains. Il se trompe en lisant la ligne de Gramat et écrit le numéro d’un autre train (le 6151) au lieu du 6153 (« le Parisien »… du week-end). Pour le moment, cela ne porte pas encore à conséquence, mais plus tard, ce sera déterminant.
Entre-temps, les autorails 7924 puis 7921 viennent d’arriver à Assier et se trouvent nominalement bloqués en gare par les signaux mis en vue du croisement. Le 7921 repart d’abord, en ayant croisé le 7924 sans problème. Le conducteur de l’autorail 7924 est également un remplaçant de l’été, et il attend. Il termine son service à la gare suivante de Gramat. Comme le 6153 est très en retard (mais le chef de gare d’Assier ne le sait toujours pas), l’attente devient longue et pesante. Le conducteur de l’autorail 7924 dit au chef de gare d’Assier qu’il doit poursuivre sa route sans tarder, car il prend beaucoup de retard. Il est tout à fait persuadé que c’est à son terminus de Gramat qu’il doit croiser « le Parisien », comme il l’a fait tous les jours de la semaine depuis qu’il est là.
Le chef de gare d’Assier s’imagine, avec raison, que cette information est fausse. Mais, sous l’insistance et la persuasion du conducteur de l’autorail, il décide de recontrôler l’information. Pour ce faire, il retourne consulter le tableau de succession des trains où il constate que le 6151 (qu’il a inscrit sur son registre) ne croise le 7924 qu’à son terminus de Gramat.
Cette découverte le déstabilise totalement.
Effectivement, il y a bien sur le tableau ce 6151, qui est prioritaire, et qui a presque les mêmes horaires que l’autorail 7924, mais à Gramat…
Le chef de gare d’Assier pense désormais qu’il est dans l’erreur et donne raison au conducteur du 7924 qui s’impatiente. Il autorise donc l’autorail à repartir pour Gramat.
C’est à ce moment précis que le téléphone retentit dans la gare d’Assier. C’est le chef de gare de Gramat qui confirme son annonce conditionnelle de 15 h 32, puisqu’il vient d’envoyer vers Assier le « Parisien » qui circule le week-end… c’est-à-dire le 6153 (et non pas le 6151 de la semaine).
Le chef de gare d’Assier comprend immédiatement son erreur dramatique. Il court sur la voie pour essayer de rattraper l’autorail qu’il aperçoit encore. En vain.
Une fois les deux trains lancés sur la voie unique, il n’y a plus aucun moyen de les arrêter. Le choc frontal est devenu inévitable car, à cette époque, les trains ne disposent pas de moyens de communication téléphonique à bord. Il n’existe pas de radio entre les gares et les trains pouvant servir de « boucle de rattrapage ».
La collision frontale entre les deux trains se produit sur le viaduc de Flaujac à 15 h 48. Trente-deux personnes y trouvent la mort, les deux locomotives et plusieurs voitures sont détruites.